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Algorithmes et création : quels défis ?

Adrien Kuenzy
22 mars 2024

Les participant·e·s au débat Lumière sur l’intelligence artificielle aux Journées de Soleure 2024: Chantal Bolzern, Claudio Cea, Simon Jaquemet, Douglas Edric Stanley, Zoltán Horváth, Baptiste Planche, Adrien Kuenzy. © module+/Journées de Soleure

Alors que l’intelligence artificielle suscite toujours plus de débats, le droit d’auteur associé est souvent négligé lors des discussions avec la branche. Rencontre avec Chantal Bolzern, présidente du comité du Syndicat suisse film et vidéo (SSFV) et avocate spécialisée en droit d’auteur.

Les lois actuelles sur le droit d’auteur en Suisse sont-elles suffisamment claires pour gérer les défis posés par l’utilisation de l’intelligence artificielle dans la création cinématographique ? 

En Suisse, l’avantage du droit d’auteur réside dans sa neutralité et son abstraction, facilitant ainsi son adaptation aux évolutions technologiques. Depuis ses débuts, le droit d‘auteur est étroitement lié à la technologie, posant des questions sur l’originalité humaine dans la création artistique. La photographie et, plus récemment, l’intelligence artificielle soulèvent des interrogations similaires. En Suisse et en Europe, la reconnaissance du droit d’auteur dépend de la présence suffisante d’éléments humains dans la création, comme dans le cas de la musique électronique utilisant des échantillons d’instruments existants.

 

Un·e auteur·trice qui a contribué à entraîner un système ne devrait-il·elle pas être rémunéré·e ?

La question de l’apprentissage de l’IA est cruciale et a suscité de longs débats. Certaines entreprises soutiennent que l’IA apprend de la même manière qu’un être humain qui absorbe des informations en lisant un livre ou en regardant un film, donc elles estiment qu’aucune autorisation n’est nécessaire pour alimenter le système. Cependant, la réalité technologique est différente, à mon avis. Un système stocke des données, y compris des éléments créatifs, pour apprendre et construire une base de connaissances. La loi est claire à ce sujet : des autorisations sont requises. Cependant, peu d’organisations entraînent leurs systèmes en Suisse. Cela signifie que, bien qu’une entité soit titulaire des droits d’auteur suisses, la société qui utilise ses données peut être basée en Chine, en Inde ou aux États-Unis, ce qui rend presque impossible de prouver qu’elle a utilisé ses données pour l’apprentissage et violé ses droits d’auteur. C’est plus un défi de preuve que de droit. Encore une fois, en Suisse, nous sommes généralement d’accord sur la nécessité d’obtenir une licence pour entraîner une IA.

 

De l’autre côté, comment le résultat généré par l’intelligence artificielle est-il protégé par le droit d’auteur ?

Imaginons que je formule une requête à un programme pour créer un film dans le style d’Alfred Hitchcock des années 40, par exemple. En Suisse, selon la loi, le résultat n’est généralement pas protégé par le droit d’auteur dès le départ, car les données et les requêtes de recherche que je fournis n’ont régulièrement pas assez d’influence sur le résultat pour que celui-ci puisse être considéré comme une création intellectuelle individuelle. Le résultat généré par l’IA comporte toujours une grande part de hasard. C’est la première chose à noter. Cependant, le résultat peut violer les droits d’auteur d’autres œuvres, car il pourrait être si proche de l’original qu’il est alors considéré comme une œuvre dérivée. Il est essentiel de prendre en compte ce point.

 

Les interprètes sont également fortement concerné·e·s. Quels éléments rendent la question des droits liés à la personnalité si complexe ?

Aujourd’hui, il est théoriquement très simple d’utiliser le matériel enregistré pendant un tournage, tel que la voix d’un acteur ou d’une actrice, pour créer entièrement de nouveaux dialogues. Cette pratique soulève de nouvelles questions pour les professionnel·le·s du cinéma. Il est désormais indispensable de contacter les interprètes et de mettre en place des contrats spécifiques pour l’utilisation de leur voix, et cela sur une période déterminée. Les contrats existants ne prennent pas en compte ces aspects, car à l’époque où les acteur·trice·s cédaient les droits sur leur matériel à la société de production, ces questions n’étaient pas envisagées. Les droits moraux individuels présentent des limites. À mon avis, il est évident qu’une production doit obtenir une licence pour effectuer des modifications, qui consistent par exemple à changer la langue utilisée ou à altérer les dialogues d’une scène. Pour ce faire, il est nécessaire de recontacter l’interprète pour obtenir son consentement et discuter des conditions financières.

 

Quelle est votre opinion sur les ajustements éventuels de la loi ?

Actuellement, nous examinons ces questions au sein d’un groupe de juristes spécialisé·e·s dans la culture, afin d’évaluer si une modification des textes est nécessaire. Pour moi, la clé se trouve plutôt dans les négociations et les contrats. Il est essentiel que les créateurs·trice·s et les producteur·trice·s de films établissent rapidement des règles contractuelles, par exemple. À mon sens, ces difficultés ne sont de loin pas insurmontables. De manière générale, je vois davantage pour notre société un problème au niveau de l’éthique et des droits moraux. L’utilisation de deepfakes et la création d’illusions de réalité soulèvent des préoccupations majeures. C’est pourquoi je pense qu’il faudrait réglementer certains aspects afin de créer des normes de transparence.

 

Pensez-vous que nous pourrions entrer dans une période où le public accordera moins d’importance à cette notion de transparence ?

C’est le moment crucial pour mettre en place des réglementations afin de discerner le vrai du faux, car cette question pourrait bientôt ne plus se poser. La question persiste et dépend largement de l’éducation. Il y a cinq siècles, les informations étaient transmises oralement et nous devions décider en qui ou en quoi nous avions confiance. L’avènement de la photographie il y a quelques siècles a donné l’illusion de la réalité absolue, jusqu’à ce que nous apprenions que la perception dépendait du contexte et de l’angle. Aujourd’hui, il est primordial d’établir des règles légales et d’offrir une formation pour enseigner aux gens comment utiliser et lire les médias et les nouveaux outils numériques de manière contextualisée.

 

Enfin, faut-il craindre aujourd’hui qu’une entreprise ait un contrôle excessif sur une grande quantité de données pour l’entraînement de ses systèmes ?

Actuellement, cette question est abordée dans les textes, notamment à travers la législation contre les monopoles, qui impose des règles lorsque des entreprises détiennent un pouvoir considérable. Il faut se demander si ces règles sont toujours justes ou si elles nécessitent une adaptation. Pour moi, cela illustre deux aspects. D’une part, il y a l’aspect financier et de contrôle, où une entreprise pourrait contrôler les images et exiger des paiements pour leur utilisation. D’autre part, il y a l’aspect éthique, qui me laisse dubitative. Je ne connais pas les détails de l’entraînement des systèmes, mais je constate les résultats. Par exemple, dans Midjourney, si je demande une image d’une vieille dame dans un café avec une limonade, je reçois toujours une vieille dame européenne à la peau blanche, ce qui reflète une certaine vision du monde. Cela pose des questions éthiques, qui ne sont pas forcément couvertes par la loi, mais qui représentent un autre domaine de monopolisation aussi problématique. 

« AI & Film » : le nouveau podcast

Au mois de janvier, en collaboration avec la Maison du Futur, l’association Swiss Fiction Movement a lancé son nouveau podcast « AI & Film », qui vise à explorer toutes les connaissances actuelles en matière d’intelligence artificielle appliquée au secteur cinématographique, « des développements les plus récents aux projets en cours, en passant par les perspectives mondiales et les aspects juridiques », précise l’association. Dans le premier épisode, intitulé « The AI (and VP) Explosion in Cinema », nous faisons la connaissance de Sten-Kristian Saluveer, producteur estonien et stratège en matière d’innovation et de politique des médias audiovisuels, nommé aux Oscars et ayant notamment conseillé le Marché du film à Cannes, entre autres. Il aborde les perspectives de l’IA dans des domaines tels que le scénario, l’image et le game design.

Chaque épisode sera disponible sur la chaîne YouTube de la Maison du Futur (400asa_Maison du Futur).

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